Dans cet épisode d’IFC Audio Stories, nous nous penchons sur les travaux de recherche sur lesquels repose le nouveau rapport de la Société financière internationale (IFC) intitulé Opportunités du numérique dans les entreprises africaines. Nous recevons Marcio Cruz, économiste principal à IFC et Mark Dutz, économiste à IFC, qui nous parlent respectivement de la sous-utilisation des outils numériques par les entreprises africaines et de la place des technologies numériques dans les micro-entreprises d'Afrique subsaharienne. Découvrez les solutions à mettre en place pour libérer le potentiel numérique de l'Afrique et renforcer le rôle essentiel que joue le secteur privé dans cette transformation.
Les entretiens sont en anglais. La transcription française est disponible ci-dessous.
Bienvenue dans ce nouvel épisode d’IFC Audio Stories, sur les solutions du secteur privé aux défis du développement mondial. Je m'appelle Lindy Mtongana.
Aujourd'hui, nous examinons un nouveau rapport de la Société financière internationale (IFC) intitulé Opportunités du numérique dans les entreprises africaines. Le rapport présente de nouvelles données et analyses visant à aider les entreprises africaines à mieux utiliser les technologies numériques.
Dans l'épisode d'aujourd'hui, Marcio Cruz, économiste principal à IFC, nous présente les principales conclusions du rapport et nous parle plus en détails de l'utilisation des technologies numériques par les microentreprises africaines.
« Ce travail met en lumière l'utilisation par les très petites entreprises et les micro-entreprises des technologies numériques basées sur l’internet, qui est étonnamment faible. Moins de 7 % de ces entreprises utilisent des smartphones, moins de 6 % des ordinateurs et 20 % des micro-entreprises n'utilisent aucun téléphone portable. »
Mon collègue Brian Beary s'entretient ensuite avec Mark Dutz, économiste à IFC, qui a également contribué à l’étude.
Restez avec nous. Vous écoutez IFC Audio Stories.
Première partie : Marcio Cruz
Lindy : Marcio, lorsque nous examinons les principaux résultats de l’étude, nous constatons qu'une grande majorité d'entreprises africaines ont accès à l'internet, mais que peu d'entre elles utilisent les technologies numériques dans le cadre de leurs activités. C'est ce que vous appelez une utilisation incomplète. Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?
Marcio Cruz : En fait, une grande partie des entreprises africaines ont accès à ce que nous appelons les facilitateurs numériques, c'est-à-dire les appareils ou la connectivité de base, comme les téléphones portables, les ordinateurs ou à l’utilisation d’Internet, que l’on qualifie généralement de technologie à usage général. Cependant, ces entreprises n'utilisent pas cette technologie pour effectuer des tâches productives. C'est ce qu'on appelle « la numérisation incomplète ». Ce n'est pas nécessairement un terme négatif, car cela signifie qu'il existe une opportunité significative de faire un meilleur usage de la technologie à laquelle vous avez déjà accès. Ainsi, nous observons qu'environ 86 % des entreprises comptant cinq travailleurs ou plus ont accès au moins à un téléphone portable, à un ordinateur ou à l'internet. Cependant, lorsque nous essayons de comprendre quelle est la part de ces entreprises qui utilisent ces technologies pour effectuer des tâches productives, nous observons qu'environ 60% d’entre elles les utilisent pour effectuer tout type de tâches productives, notamment l'administration et la planification des affaires, les ventes, le marketing, le paiement, le contrôle-qualité. Et lorsque nous demandons à ces dernières si ces technologies sont utilisées fréquemment pour effectuer ces tâches, nous observons que seulement 20 % de ces entreprises utilisent ces technologies de manière intensive. Cela signifie donc qu'il existe une opportunité significative de tirer parti de tous les investissements réalisés ces dernières années en termes d'infrastructure numérique en Afrique, afin d'offrir aux entreprises davantage d'opportunités de tirer pleinement parti de la numérisation.
Ce que nous montrons dans notre rapport, c'est que la numérisation, c'est-à-dire l'utilisation plus intensive de technologies plus sophistiquées, est fortement associée à des gains de productivité. Les entreprises qui utilisent ces technologies ont tendance à être plus productives. Mais surtout, elles ont tendance à croître plus rapidement et à créer plus d'emplois.
Lindy : Pourquoi ces entreprises ne profitent-elles pas de ces opportunités ? Quels sont les principaux obstacles ?
Marcio : Nous avons donc identifié plusieurs obstacles majeurs. Beaucoup ne se limitent pas aux pays africains et se retrouvent couramment dans le monde entier, et de nombreux pays en développement, notamment le manque de capital humain, d'infrastructures, ou de capacités managériales. Il y a un facteur dominant dans les pays africains : le coût très élevé de la technologie en Afrique. Ainsi, lorsque vous comparez les prix des technologies, et nous pensons ici aux machines et aux équipements, nous pourrions aussi penser au matériel informatique, ou à un tracteur à commandes numériques par exemple, ainsi qu'aux logiciels. Toutes ces technologies, qu'elles soient numériques ou non, ont tendance à être plus chères en Afrique.
Lindy : Et en effet, cela représente une opportunité pour le secteur privé.
Marcio : Nous constatons que le secteur privé dispose d'une marge de manœuvre importante pour s'attaquer à certains de ces obstacles. Tout d’abord, l'infrastructure, notamment : au cours des deux prochaines années, la capacité des câbles sous-marins en Afrique sera considérablement augmentée. Cela créera d'importantes opportunités dans l'infrastructure numérique dite du kilomètre intermédiaire et du dernier kilomètre. Cela veut dire que nous redistribuons essentiellement cette capacité dans le pays pour nous assurer qu'elle atteigne les personnes et les entreprises. En conséquence, nous nous attendons à ce que le prix de la connectivité diminue. Ce qui rendra l'utilisation de cette technologie plus facile et plus abordable pour les particuliers et les entreprises.
La deuxième opportunité importante concerne les start-up, très dynamiques en Afrique. Si l'on compare le continent africain à d'autres régions du monde, c'est là que l'on observe la croissance la plus rapide des start-up technologiques en général. Et quand je pense aux start-up technologiques, je parle de jeunes entreprises qui génèrent de nouvelles solutions, qui innovent, qui fournissent des solutions liées au commerce électronique, à la FinTech, à l'administration des affaires, par exemple. Beaucoup de choses se passent en Afrique, on y trouve des opportunités significatives de croissance. Cependant, lorsque nous comparons les startups technologiques qui génèrent des solutions innovantes en Afrique, avec d'autres parties du monde, elles obtiennent moins de financement. Pour vous donner un exemple concret, j'ai deux entreprises, l'une en Amérique latine et l'autre en Afrique. Ces deux entreprises effectuent le même type de tâches. Elles intègrent, par exemple, l'intelligence artificielle dans leur offre pour essayer de proposer aux agriculteurs des solutions qui s'appliquent à l'agriculture. Les deux entreprises obtiennent de meilleurs résultats que celles qui n'intègrent pas l'intelligence artificielle. Cependant, la start up africaine recevra environ 40 % de financement en plus, tandis que la start up en Amérique latine recevra 100 % de financement supplémentaire. Le secteur privé a donc encore la possibilité d'intervenir en Afrique et d'accroître les solutions dans ce domaine.
Enfin, en termes de financement, nous constatons que le secteur financier dispose d'un espace important pour intervenir, par exemple, dans le financement de l'infrastructure numérique, des start-up mais aussi des entreprises en général. Il existe un univers d'environ 12 millions d'entreprises formelles, près de 230 millions de micro-entreprises, et nous pensons également aux entreprises à compte propre, qui ont besoin de financement pour pouvoir acheter ces technologies. C’est une opportunité d’investissement importante.
Lindy : Quel est le rôle des gouvernements ?
Marcio : Nous soulignons également l’importance des gouvernements. Il y a donc un rôle à jouer sur le plan politique. Je donne un exemple. En moyenne, lorsque l'on compare les droits de douane, les tarifs commerciaux pour les produits numériques dans le monde, on constate qu'ils ont tendance à être plus chers en Afrique que dans d'autres parties du monde. Et surtout, ils ont tendance à être plus chers dans les pays africains à faible revenu. Cela signifie qu'il existe une marge de manœuvre importante pour abaisser certains de ces droits de douane, non seulement au sein des pays africains - car un nouvel accord commercial constitue déjà une étape importante dans ce processus. Il se trouve que les droits de douane sur les produits numériques baissent dans les pays africains. Cependant, la plupart des pays africains dépendent de pays extérieurs - des pays qui ne font pas partie de cette région - pour importer beaucoup de ces biens, et les droits de douane sont encore relativement élevés. Il y a donc beaucoup d'espace pour améliorer les réglementations qui facilitent le partage des données, le partage des infrastructures de données et ainsi de suite, et c’est là que les gouvernements peuvent intervenir.
Lindy : Merci beaucoup Marcio.
Deuxième partie : Mark Dutz
Lindy : Penchons-nous maintenant sur les entreprises informelles et les microentreprises - celles qui comptent moins de cinq employés et qui incluent des activités indépendantes. Il s'agit d'une catégorie d'entreprises importante, car 70 % de la main-d'œuvre africaine est employée par des microentreprises. En Afrique subsaharienne, cela représente environ 400 millions de travailleurs. Brian Beary et Mark Dutz vont discuter plus en détail des modèles de numérisation de ce groupe d’entreprises.
Brain Beary : Mark, la connectivité internet en Afrique a augmenté au cours des dernières décennies. Mais il n'y a pas de corrélation avec l'utilisation de la technologie numérique par les micro-entreprises. Pouvez-vous nous présenter les principales conclusions de votre analyse à ce sujet ?
Mark Dutz : Merci. Notre analyse met en lumière l'utilisation des technologies numériques basées sur l'internet par les très petites entreprises et les micro-entreprises. L'entreprise-type est une entreprise indépendante qui ne compte pas de salariés à temps plein. Nous nous demandons donc dans quelle mesure elles utilisent les différents types de technologies numériques. Pour les microentreprises, l'utilisation est étonnamment faible. Ainsi, moins de 7 % d'entre elles utilisent des smartphones, moins de 6 % des ordinateurs, et 20 % des microentreprises n'utilisent aucun téléphone portable. Nous sommes donc frappés par cette proportion très faible. Parmi celles qui possèdent un smartphone, moins de la moitié, soit environ 3 % seulement des micro-entreprises, utilisent Internet pour trouver des fournisseurs. Et seulement la moitié de celles-ci - c'est-à-dire seulement 3 % - utilisent un logiciel de comptabilité, ou pour la gestion des stocks et des points de vente.
Brian : Les taux d'utilisation sont en effet étonnamment bas. Pourquoi les micro-entreprises d'Afrique subsaharienne n'utilisent-elles pas davantage les technologies numériques ?
Mark : Il s'avère qu'environ 20 % des réponses indiquent qu'il n'y a pas de service disponible, ce qui correspond au fait qu'environ 80 % de l'Afrique subsaharienne en dispose. Environ un tiers des personnes interrogées disent que le service est trop cher. Et un autre tiers dit qu'il ne sait tout simplement pas comment l'utiliser. Il y a plusieurs réponses possibles. Ce qui est frappant, c'est que 70 % des personnes interrogées disent qu'elles n'en ont tout simplement pas besoin, qu'elles n'en voient pas l'utilité. C'est une réponse intéressante, qui peut suggérer des raisons différentes pour lesquelles ils n'en ont pas besoin. Il se peut qu'il n'y ait tout simplement pas d'applications disponibles qui leur soient utiles dans leur langue locale et qui répondent à leurs besoins de production. Il pourrait s'agir d'un problème technologique. Il se peut aussi que leur niveau de compétence ne leur permette pas de comprendre comment utiliser la technologie de manière productive. Ce serait donc une question de compétences générales. Il se peut aussi que la qualité du service dans leur localité soit si médiocre qu'ils ne peuvent pas télécharger l'information au moment où ils en ont besoin, si le service ne fonctionne pas bien. Ils ne peuvent donc pas se rendre compte de l’intérêt de ce type de service. Tout cela demande plus de travail.
L’autre approche consiste à examiner des données objectives et de voir quelles sont les corrélations entre les entreprises qui utilisent la technologie et celles qui ne l'utilisent pas. On aura là des réponses un peu classiques mais intéressantes. Il s'avère aussi que le fait de disposer d'un prêt est très important. Ainsi, les micro-entreprises qui ont obtenu un prêt, celles qui ont accès à l'électricité, celles qui ont des liens commerciaux avec de grandes entreprises, en tant que clients - car ce sont peut-être ces dernières qui exigeraient des micro-entreprises qu'elles aient un smartphone. Enfin, les cadres qui ont reçu une formation professionnelle. Ce qu'il est important de garder à l'esprit dans tout cela, c'est que nous ne pouvons qu’examiner les corrélations. Il n’y a pas de liens de causalité. Il se peut simplement que les microentreprises les plus grandes et les plus prospères bénéficient de prêts et que les dirigeants qui ont la chance d'avoir une bonne formation professionnelle soient ceux qui utilisent la technologie
Brian : Que pouvons-nous faire pour encourager l’adoption des technologies numériques par les micro-entreprises en Afrique subsaharienne ?
Mark : Deux types de politiques complémentaires sont nécessaires. Une première série de politiques concerne la disponibilité à un prix abordable et le renforcement de la capacité à payer. L'accessibilité financière peut donc être abordée par le biais de la concurrence et d'une meilleure application des réglementations en faveur de la concurrence. Un autre domaine de réforme qui me semble essentiel est l'intégration régionale. Si les entrepreneurs peuvent vendre l'application qu'ils ont développée non seulement dans leur propre pays, mais sur l'ensemble du continent, cela les aidera certainement à se développer et améliorer leurs résultats. Au-delà de la capacité à payer, il y a la volonté d'utilisation, qui concerne directement les microentrepreneurs qui ont déclaré ne pas avoir besoin de la technologie. Les politiques visent donc à renforcer l'attractivité et à améliorer les compétences et les capacités des entrepreneurs et des employés. Ainsi, en termes d'attractivité, il serait possible de réorienter le développement technologique, non seulement vers des technologies qui requièrent des capacités d’utilisation sophistiquées, mais aussi vers des technologies très simples à utiliser.
Brian : Mark, merci beaucoup d'avoir partagé vos réflexions avec nous aujourd'hui.
Mark : C’est moi qui vous remercie de votre intérêt.
Lindy : Ceci conclut l’entretien de Mark Dutz avec Brian Beary et l’épisode d’aujourd’hui. Pour en savoir plus sur les opportunités du numérique en Afrique et pour télécharger le rapport complet.
Merci à nos invités Mark Dutz et Marcio Cruz. Et merci d’avoir suivi IFC Audio Stories.